L'"Havhingsten" ou la conquête, par Jean-François Augereau
LE MONDE | 26.07.05 | 12h26 • Mis à jour le 27.07.05 | 14h29
Rassurez-vous ! Ils ne sont pas encore en route. Mais ils se préparent depuis des mois. Méthodiquement. Les rares informations dont on dispose en témoignent. L'Irlande tremble à nouveau et les gens de Dublin prient pour sauver leur âme. Douze siècles après les premiers raids qui ont ravagé le pays, une soixantaine de farouches guerriers nordiques s'apprêtent à cingler vers la Verte Erin, sur un de ces bateaux vikings dont les anciens parlent encore avec crainte.
Son nom, l'Havhingsten (l'"étalon des mers"). Un vaisseau discret et rapide, copie conforme d'un bateau de guerre danois un drakkar, encore que le nom soit impropre dont les restes ont été découverts en compagnie de quatre autres, non loin de Copenhague, en face de la ville de Skuldelev. Trente mètres de long, soixante à soixante-dix rameurs, une voile carrée d'environ 120 m2. Et un tirant d'eau si faible moins d'un mètre qu'il peut remonter très loin le cours des fleuves et des rivières et menacer fermes, greniers, riches abbayes et villes prospères.
Date estimée de l'invasion : 2007. Port d'embarquement : la ville de Roskilde, ancienne cité épiscopale et commerçante, nichée à une vingtaine de kilomètres de la capitale danoise au fond d'un long fjord peu profond. Durée prévue de la traversée : trois à quatre semaines. Si les vents sont favorables et la mer suffisamment clémente !
Sur place, ces modernes envahisseurs danois marcheront dans les pas d'autres Vikings, des Norvégiens cette fois, partis en éclaireurs dès le mois de juillet de cette année, à bord de Gaia, une réplique d'un navire de 23 mètres découvert en 1880 non loin d'Oslo et reconstruit presque à l'identique en 1990. L'événement devrait d'ailleurs être l'occasion de commémorer la création au IXe siècle, en Irlande à Dublin et aussi, plus au sud, à Wexford , de comptoirs commerciaux que Danois et Norvégiens n'ont cessé de se disputer pendant au moins cinquante ans.
Des comptoirs et pas des camps ou des campements peuplés de pillards assoiffés de sang que "des témoins, ou bien complaisants ou bien épouvantés, ont voulu voir en eux". "Ce n'est pas notre faute, rappelle Régis Boyer dans la préface de l'Atlas des Vikings (éd. Autrement), si les clercs timorés de notre Moyen Age ont implanté dans notre inconscient collectif des images de sang et de tempêtes, d'effrayante invincibilité et de 'colonisations' irrésistibles que rien ne permet de vérifier, encore moins d'entériner."
La plupart des Scandinaves appartenaient en fait "à des sociétés agraires très hiérarchisées, inégalitaires et dominées par des élites guerrières", rappelle Anne Nissen-Jaubert, chef du service de la coopération scientifique à l'Institut national de recherches en archéologie préventive (Inrap). Des sociétés qui ne permettaient guère aux plus ambitieux de s'épanouir ou de monter facilement dans la hiérarchie.
Seule solution pour eux : partir, s'expatrier, chercher fortune ailleurs et revenir en vainqueurs. Bref, être "viking". Devenir un de ces hommes courageux et déterminés, partis i vikingu ("en expédition", explique Pierre Bauduin, maître de conférences à l'université de Caen-Basse-Normandie, dans Les Vikings (PUF, coll. "Que sais-je ?"), en précisant que "l'étymologie du mot [viking] reste discutée".
Ces aventuriers, ces marins, n'étaient pas pour autant des enfants de chœur. C'étaient des pragmatiques, tantôt guerriers, tantôt marchands, qui, durant la dernière décennie du VIIIe siècle, apparurent brusquement dans l'histoire de l'Europe, qu'ils façonnèrent pendant un peu plus de trois cents ans. Pourquoi cette soudaineté ? Pierre Bauduin propose trois scénarios. Peut-être est-elle, avance-t-il, le fruit d'une réaction à l'expansion du royaume franc dans le nord de la Germanie. Peut-être est-elle due à un problème de surpopulation et à un manque de terres nourricières. A moins que, plus prosaïquement, cette émergence ne soit la conséquence des luttes de pouvoir qui amenaient des candidats momentanément écartés du trône à chercher ailleurs fortune et prestige.
Cette dernière hypothèse a sa préférence. "Le phénomène viking doit sans doute beaucoup à une compétition entre les élites guerrières de Scandinavie qui, au VIIIe siècle, élargissent l'horizon géographique de leurs activités", écrit-il. "Rien de soudain toutefois", précise Anne Nissen-Jaubert, qui souligne que le monde scandinave et le monde occidental, loin de s'ignorer, commercaient de longue date.
"Certes, au début, les échanges se sont limités aux produits de luxe recherchés par les élites. Mais, bientôt, ils se sont multipliés pour assurer l'approvisionnement des peuples du Nord en biens de consommation courante", explique-t-elle. Bétail, récipients, fourrures, ambre, artisanat, ivoire de défenses de morse ont ainsi été troqués contre des céramiques des régions rhénanes, des meules en pierre venues de l'Eifel (Allemagne), voire des minerais et des métaux.
Ces échanges ont bien évidemment renforcé le développement de routes commerciales et favorisé l'établissement de comptoirs et de ports aux VIIe et IXe siècles. A Hedeby et Ribe, au Danemark, à Birka en Suède et, plus tard, à Kaupang en Norvège. Et avec ces voyages qui révélaient les "richesses mal gardées" de l'Occident, les Vikings n'ont pas tardé à vouloir se servir, d'autant qu'ils disposaient pour cela d'un formidable instrument de conquête : leurs navires.
"A l'origine, au IXe siècle, il s'agit de bateaux à tout faire. Des knarr. Des navires d'une vingtaine de mètres, rapides, vifs et bas sur l'eau, dont deux magnifiques exemplaires ont été découverts dans des fouilles de sépultures norvégiennes, à Gokstad et Oseberg, raconte Elisabeth Ridel, du Centre de recherche d'histoire quantitative (université Caen-Basse-Normandie/CNRS). Ce n'est en effet que plus tard, dans la deuxième moitié du XIe siècle, qu'on observera une diversification des modèles." Il n'est que de voir les vestiges et les répliques des bateaux présentés non loin de Copenhague dans le superbe musée de Roskilde et dans son port pour s'en convaincre. Le site, il est vrai, s'est révélé une mine pour les archéologues.
Au milieu du fjord, non loin de Skuldelev, ont d'abord été découverts dans la vase, en 1962, cinq bateaux très différents et volontairement coulés dans deux passes pour empêcher les attaques par la mer. Parmi eux, un géant de 30 mètres, le Skuldelev-2, dont la réplique navigue aujourd'hui. Un langskip (long bateau) tout en chêne, construit vers 1045 à... Dublin. Un de ces navires dont les sagas nordiques chantent les exploits. Puis six autres vaisseaux, que personne n'attendait là, ont été mis au jour en 1996 et 1997 lors des travaux d'extension du musée. Parmi eux, un superbe bâtiment de guerre de 36 m que devaient manoeuvrer pas moins de soixante-quatorze rameurs.
Forts de ces navires performants, les guerriers vikings se lancent à l'assaut de l'Europe. Ils se comportent en commerçants avec les puissants mais en pillards avec les faibles. Ainsi, en 793, les "pirates étrangers" dévastent le monastère de Lindisfarne en Northumbrie (Angleterre) et l'Europe se demande avec effroi comment Dieu a pu permettre la profanation d'un tel lieu saint par des païens. Deux ans plus tard, l'Ecosse et l'Irlande sont attaquées. Plus au sud, en 799, c'est au tour de la Vendée. Et ainsi de suite avec une multiplication des coups de main.
"A partir des années 830-840, souligne Anne Nissen-Jaubert, les raids s'intensifient." Rien n'est trop beau pour les Vikings. Rien n'est trop loin. Et puis, surtout, rien ne semble pouvoir les arrêter. Après la mort du puissant Charlemagne et de son fils Louis le Pieux, "ils profitent habilement des rivalités de l'Empire franc, dont ils connaissent parfaitement les faiblesses".
Raids, attaques, retraites contre fortes rançons, construction de bases pérennes sur ce ne sont que des exemples la Loire et la Seine (Paris sera même assiégé), contrôle de régions entières, implantation de colonies puissantes qui vont jusqu'à former ensuite de petits royaumes (York en Grande-Bretagne, duché de Normandie en France), raconte Anne Nissen-Jaubert. Rien n'arrête les hommes venus du Nord.
Les plus téméraires n'hésitent pas à passer en Méditerranée et à remonter le Rhône jusqu'à Valence, à affronter le monde musulman, qui ne les craint pas, et à défier les Omeyyades dans le sud de l'Espagne et même l'Empire byzantin. Mal leur en prendra. D'autres, aventureux ou bannis comme Erik le Rouge et son fils, mettent le cap à l'ouest. Ils établissent une petite colonie au Groenland, où le climat est alors plus doux qu'aujourd'hui, et atteignent, n'en déplaise à Christophe Colomb, les côtes du Labrador et même l'entrée du Saint-Laurent.
Malgré ces prouesses, ces conquérants audacieux disparaissent vers 1100. Comme éliminés par quelque mal mystérieux. La peste ? La famine ? Rien de tel. Ils se sont simplement lentement intégrés, avec leur culture, dans le monde carolingien alors qu'ils règnent en maîtres dans les territoires du Nord. De cette intégration, il n'existe en France que peu de vestiges archéologiques. Ainsi, rien n'a été vraiment mis au jour dans la région du Nord-Cotentin, considérée pourtant comme la "terre des Vikings".
Certes le Musée des antiquités de Rouen peut s'enorgueillir de la découverte, dans l'Eure, de deux magnifiques fibules de bronze en forme de tortue. D'autres peuvent se réjouir de quelques restes de haches, d'épées ou de marteaux de Tor. Mais cela est bien maigre, comme si tout n'avait été que légende. En France, les traces de la présence de ces marins guerriers et commerçants sont pourtant bien là. Mais elles sont plus subtiles. Cachées dans la langue et dans les noms de lieux.
Car, si ces hommes du Nord n'ont pas laissé ici de témoignages écrits, s'ils n'ont pas non plus bouleversé les structures de notre langue, force est de reconnaître qu'ils l'ont marquée et enrichie. "Environ 170 de leurs mots, dont une centaine appartenant au monde de la mer, ont été ainsi intégrés au vocabulaire de l'ancien français", estime Elisabeth Ridel. "Beaucoup sont tombés en désuétude, d'autres ne subsistent qu'en Normandie, foyer linguistique d'origine (...) de tous ces mots", explique-t-elle dans un article à paraître en août dans Histoire et images médiévales.
Aujourd'hui, qui peut imaginer que turbot, homard et lieu viennent en droite ligne de l'ancien scandinave ? Que le "hâ" parfois proposé à l'étal des poissonniers n'est rien d'autre que le här, qui désigne un requin ? Que la quille du bateau vient de killir, la hune de hünn (tête de mât), le bordé et le bordage de bördh (planche) et la varangue de vrang (courbe) ? Mais ces emprunts au vocabulaire de la pêche et de la construction navale ne sauraient suffire à fonder l'existence et l'installation de colonies vikings prospères.
Leurs racines sont ailleurs, profondément ancrées dans les terres découpées des côtes normandes. Il suffit de cingler vers elles (sigle, faire voile) ou d'y flâner (flana, aller de-ci, de-là) pour s'en convaincre. La Normandie et le Cotentin sont riches de ces toponymes qui décrivent l'habitat et le paysage. Ainsi en va-t-il des noms qui se terminent en "bec" ou "becq" (de bekkr, ruisseau), comme Caudebecq le ruisseau froid ou Houlbecq le ruisseau profond. De même pour ceux qui se terminent en "tot" comme Lanquetot, Merquetot ou Jalletot et qui dérivent du mot topt (terrain avec ou sans habitation).
Et si cela ne suffit pas, le plaisancier ou le randonneur pourra toujours se repérer sur l'un de ces amers sculptés par les "raz" le courant en vieux scandinave. Tantôt ils conduisent vers le salut comme le havre de Houlvy (la "baie profonde"), ou l'anse de Brévy (la "large baie") ; tantôt ils avertissant du danger comme les Bau (bodhi, rocher à fleur d'eau) ou les Greniquets, les Brequets et les Wekets dont la finale (sker) suggère les récifs.
Autant dire que s'il prenait l'envie à l'équipage du Havhingsten de reconquérir demain le royaume perdu des Vikings, il n'aurait aucun mal à se repérer pour débarquer et reconquérir la Normandie. Ou, à défaut, remonter encore une fois la Seine pour menacer Paris comme le firent en mars 1992 une vingtaine de ces hommes rudes à bord d'une autre réplique, l'Helge Ask. Mais ne doutons pas qu'une moderne sainte Geneviève protégera alors les Parisiens du pire des fléaux.
Jean-François Augereau
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Une arme de pouvoir
Trente-deux mille heures de travail, 150 m3 de bois de chêne, 7 000 clous, 3 km de cordages en écorce de tilleul et un chèque de 10,5 millions de couronnes danoises (1,4 million d'euros) offert par la maison Carlsberg. Voilà pour le chantier de l'Havhingsten, réplique à l'identique du Skuldelev-2, vaisseau de guerre coulé dans le fjord de Roskilde.
Un bateau à l'image de ceux que l'on voit sur la tapisserie de la reine Mathilde à Bayeux. Car, qu'ils soient petits ou grands, navires marchands ou navires de guerre, dessinés pour longer les côtes ou affronter les océans, les bateaux vikings relèvent d'un même plan interprété selon les besoins par le maître charpentier (L'Héritage des Vikings en Europe de l'Ouest, Presses universitaires de Caen).
La quille est faite en général d'un seul tenant. Le système de membrure est flexible et la coque bordée à clin. Chaque planche (bordé) est taillée dans le fil du bois et recouvre la précédente à la manière d'un toit de tuiles. L'étanchéité est assurée par du goudron de pin.
Le tout est couvert d'un plancher non étanche sur lequel prennent place les bancs des rameurs. L'étrave, recourbée et délicatement sculptée, est parfois coiffée d'une tête de dragon. Au milieu du pont, un mât porte une voile carrée, directement héritée des vaisseaux étrangers rencontrés par les Vikings. Une voile en laine dont on ne sait aujourd'hui encore comment elle était imperméabilisée pour conserver une certaine tenue malgré les embruns.
Un navire de 25 tonnes et de 30 m de long comme le Skuldelev-2 pouvait, avec ses 60 à 70 rameurs et ses 120 m2 de toile, filer une moyenne de 6 noeuds, dirigé seulement par un long et étroit gouvernail en forme de pagaie, monté sur le côté tribord du vaisseau.
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Bibliographie
Atlas des Vikings. Ed. Autrement, 1996, 144 p., 26 €.
Les Vikings. PUF, coll. "Que sais-je ?", 2004, 126 p., 7,60 €.
L'Héritage des Vikings en Europe de l'Ouest. Presses universitaires de Caen, 566 p., 40 €.
Fotos fra vores liv i Frankrig/Photos from our life in France
Friday, July 29, 2005
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